Ce que vous allez apprendre dans cet article :

  • Comment devient-on traducteur ?
  • En tra­duc­tion, doit-on prendre des liber­tés avec le texte ?
  • Comment faire tra­duire un roman

Cédric Degottex, tra­duc­teur de l’an­glais, nous parle de sa pra­tique et du fonc­tion­ne­ment de la tra­duc­tion littéraire.

Nicolas Kempf : Hello Cédric ! Peux-tu nous racon­ter com­ment on en vient à être assis dans le somp­tueux fau­teuil en cuir (à mousse mémoire de forme enri­chie au stron­tium) d’un tra­duc­teur  ?

Cédric Degottex : C’est un pro­ces­sus qui implique de nom­breux cock­tails de molé­cules et pas mal d’injections. Le but est de créer, chez le futur tra­duc­teur, la faculté de navi­guer à moindre heurt entre les dif­fé­rents sys­tèmes lin­guis­tiques. En géné­ral, cette méta­mor­phose et l’entraînement psy­cho-phy­sique qui s’ensuivent sont réa­li­sés dans de grands labo­ra­toires, le plus sou­vent sub­ven­tion­nés par l’état, appe­lés Univers-Cités : de micro-méga­lo­poles du savoir.

L’avantage, c’est que l’hybridation peut-être réa­li­sée éga­le­ment de façon auto­nome, hors labo­ra­toire, et à l’initiative de la future abo­mi­na­tion. L’avantage de ce milieu, c’est que si l’on est en mesure de faire la démons­tra­tion de cette faculté sur­na­tu­relle, on intègre de plein droit la guilde des Traducteurs (nom vul­gaire). Ensuite, nous rece­vons un petit badge en forme de pont, notre emblème – qui sym­bo­lise notre acti­vité de pas­seurs et pas­seuses -, badge que nous piquons à notre cra­vate, car nous sommes obli­gés de por­ter une cra­vate. Une belle cra­vate. Voilà, pour la seconde ques­tion, je vais essayer d’être un brin plus clair.

Portrait Cédric Degottex
Le tra­duc­teur Cédric Degottex. Cet homme-là a tra­duit le « Baghavad Gita » en fran­çais, sous le titre « Martine à la plage ».
En même temps, il est tra­duc­teur de l’an­glais, pas du sanskrit…

NK : Traduttore ou trad­di­tore  ? Est-ce que qu’une bonne tra­duc­tion doit être fidèle au génie de la langue de départ, ou col­ler au génie de la langue d’arrivée ?

CD : J’ai un avis extrê­me­ment tran­ché sur la ques­tion : pour moi, non, le tra­duc­teur n’est pas un auteur. Notre tra­vail contient une dose de sub­jec­ti­vité non négli­geable, mais, jus­te­ment, tout le but est de la réduire à la por­tion congrue, car si génie d’écriture il doit y avoir, ce doit être celui de l’auteur.e d’origine. En règle géné­rale, plus vous per­ce­vez le tra­duc­teur dans un texte – au tra­vers d’erreurs gros­sières, de choix de tra­duc­tion aber­rants ou de tics de tra­duc­tion -, plus la tâche a échoué. En outre, plus un tra­duc­teur cherche la lumière, plus il s’égare. Nous devons res­ter dans l’ombre, dis­pa­raître. On me parle par­fois de tra­duc­teurs qui ont sublimé l’œuvre ori­gi­nale : nous n’avons rien à subli­mer, ce n’est pas notre bou­lot. Si un texte est excep­tion­nel, fai­sons en sorte qu’il ne perde pas de sa superbe dans cette tran­si­tion de la langue source vers la langue cible. S’il est mau­vais, eh bien, il est mau­vais : ima­gi­nez-vous qu’un auteur médiocre soit porté aux nues à des mil­liers de kilo­mètres parce que son tra­duc­teur ou sa tra­duc­trice a « sublimé son texte » ? Cela n’aurait plus le moindre sens, et nous aurions outre­passé notre fonction.

Rappelons que l’œuvre sur laquelle nous tra­vaillons n’est pas la nôtre, et notre rôle n’est que d’opérer sa trans­po­si­tion d’un sys­tème lin­guis­tique et cultu­rel à un autre. Si un auteur écrit, dans sa langue, une phrase s’approchant de : « Hé, ta sau­cisse à l’ail, elle envoie le pâté ! », on ne peut pas tra­duire cela par une autre phrase qui, en fran­çais encore, res­sem­ble­rait à : « Par ma barbe ! Ta chi­po­lata aillée, jamais je n’en ai mangé d’aussi sédui­sante au palais ! »

Et là, vous me dites : « Mais, Cédric, mon bon Cédric, per­sonne ne fait cela : tu dérai­sonnes… » Eh bien, même pas ! Pour exemple, c’est arrivé au pre­mier tra­duc­teur de la saga Le Trône de Fer. La ver­sion fran­çaise, rédi­gée en une langue qui – quand bien même elle n’a pas fait l’unanimité – était impec­cable, don­nait dans un lyrisme d’une grande sen­si­bi­lité. C’était assez beau, somme toute – j’ai beau­coup appré­cié, à titre per­son­nel -, sauf que… sauf qu’au bout de quatre tomes, le tra­duc­teur a été remer­cié. Scandale ! Eh bien, pas tant que cela : si doué que soit ce mon­sieur en fran­çais, dans l’intention, il était aussi éloi­gné du texte ori­gi­nal qu’une huître en plâtre peut l’être d’une aurore boréale. George R.R. Martin a un style plu­tôt brut, direct, qui n’avait rien à voir avec les errances (puisque c’en était au final) sty­lis­tique de son tra­duc­teur français.

Mais, pour mieux com­prendre ce qu’implique le tra­vail de tra­duc­tion, je pense qu’il faut com­men­cer par… le com­men­ce­ment, et au com­men­ce­ment, il y a le réel. Pour faire court : tout. Ce qui existe, que nous puis­sions le per­ce­voir ou non : l’univers, la matière noire, l’amour, un truc dont nous n’avons pas conscience à mille années-lumière d’ici ou au fin fond de l’ADN des pâque­rettes, les assu­rances-vie, les huîtres, le plâtre et les aurores boréales. Tout. Ce tout, nous en per­ce­vons une par­tie, et cette par­tie, qui est le ter­reau de nos expé­riences sen­so­rielles et de vie, nous ten­tons d’en par­ler avec des signes. Dans le cas de n’importe quel locu­teur lambda – j’exclus, pour cette démons­tra­tion sim­pli­fiée, les langues spé­ci­fiques comme celle des signes, par exemple, ainsi que tout le para­lin­guis­tique comme les sou­pirs, les signes phy­siques d’agacement, etc. – et du tra­duc­teur lit­té­raire clas­sique, ces signes, ce sont les mots (« J’aime ce gâteau ! », « Jean est beau », « Je me lève, je te bouscule… »)

Récapitulons : le réel, la par­tie du réel que nous per­ce­vons, les mots pour en par­ler. Pas bien com­pli­qué, jusque là… Sauf que l’être humain est un far­ceur, et que pour com­plexi­fier l’équation, il s’est dit qu’il serait par­ti­cu­liè­re­ment poi­lant de divi­ser sa popu­la­tion en dif­fé­rents groupes lin­guis­tiques. En gros, il existe plu­sieurs langues – plu­sieurs sys­tèmes cohé­rents de créa­tion et d’agencement d’unités lin­guis­tiques -, et cha­cune découpe le réel à sa façon ! En gros, si le monde sen­sible était une tarte aux pommes, les Russes la décou­pe­raient en quar­tiers, les Espagnols en tranches hori­zon­tales, les Islandais à l’emporte-pièces en forme de nou­nours… bref ! Ce serait tou­jours la même tarte aux pommes, avec le même goût, les mêmes ingré­dients – notre monde à tous, quoi ! – mais décou­pée différemment.

Couverture de roman, traduction par C Degottex
Un des tra­vaux de Cédric : Halo, quoi.

On par­lait de tra­duc­tion ? Ah oui ! Mais, c’est capi­tal, à dire vrai, car le petit tra­duc­teur est bien embêté avec tout ça : si l’on donne une part russe bien car­rée à une Islandaise, elle qui ne mange d’habitude que des petits nou­nours de tarte, eh bien, elle sera per­due. Notre but, en tant que tra­duc­teur, est donc de lui rendre la part car­rée du mon­sieur Russe fami­lière… Et com­ment est-ce que nous fai­sons ? Grâce à de fan­tas­tiques petits outils : les sèmes. Ainsi qu’à nos petites pioches d’excavateurs sémantiques.

Le sème, en lin­guis­tique géné­rale et pour sim­pli­fier, c’est une unité mini­male et indi­vi­sible de sens : une par­tie de l’expression du réel si petite que l’on ne peut la détailler davan­tage ! « Femme », par exemple, est com­posé des sèmes sui­vants : « humain » + « femelle » + « adulte ». Si vous ajou­tez à cette séquence le sème « enfant », vous obte­nez : « fillette » ! C’est fon­da­men­tal en tra­duc­tion, car cela sym­bo­lise par­fai­te­ment notre bou­lot : au-delà des mots, nous devons par­tir à la pêche aux sèmes. Lorsqu’une auteure écrit : « This squir­rel had acted stran­gely », nous devons aller pio­cher dans cette phrase, en bons exca­va­teurs, tous les sèmes, les élé­ments de sens, qu’elle recèle. Ici, on nous parle d’un écu­reuil (squir­rel) spé­ci­fique (this) qui dans le passé (had acted, pour faire simple) a fait preuve d’un com­por­te­ment étrange (acted stran­gely). Une fois que nous dis­po­sons de ces élé­ments, nous avons iden­ti­fié quelle par­tie du réel cette phrase essayait de retrans­crire, et nous pou­vons cher­cher, dans notre sys­tème lin­guis­tique cible – le fran­çais ici – com­ment les agen­cer, les réin­jec­ter dans une phrase fidèle à l’intention de l’auteure. Sans plus de contexte, « Cet écu­reuil s’était com­porté de façon étrange » serait une tra­duc­tion raisonnable.

Bien entendu, c’est plus com­plexe que cela, puisqu’il faut aussi prendre en compte le registre de langue, le rythme – Jean-Daniel Brèque, tra­duc­teur fran­çais entre autre de Dan Simmons, parle de « musique de la langue » – les réfé­rents cultu­rels (il est étrange pour un écu­reuil de Central Park de fuir devant un visi­teur, mais ce n’est pas le cas pour la plu­part des écu­reuils des parcs fran­çais, très crain­tifs) etc., mais cela montre bien que la tâche du tra­duc­teur se divise en deux grandes étapes : pre­miè­re­ment, l’identification pré­cise, en foui­nant der­rière les mots, de ce que l’auteur a voulu expri­mer du réel qu’il nous dépeint ; deuxiè­me­ment, décou­vrir dans la langue cible quels mots ou élé­ments gram­ma­ti­caux et syn­taxiques sont por­teurs des mêmes uni­tés de sens ! Voilà pour­quoi le mot-à-mot n’a pas de per­ti­nence en tra­duc­tion, et que nous pou­vons nous per­mettre de fusion­ner des phrases, de faire sau­ter cer­tains mots – en ré-injec­tant leurs sèmes ailleurs -, de pas­ser d’une nar­ra­tion au pré­sent à une nar­ra­tion au passé, etc. : l’important, c’est que tout ce qui, en terme d’intention de l’auteur.e, est parti en train de la gare LANGUE 1 arrive en gare LANGUE 2 sans rien perdre de son sens ni de sa cohérence.

Le tra­duc­teur des pre­miers tomes du Trône de fer a rajouté des choses dans les wagons entre les gares, et l’éditeur, les lec­teurs et les lec­trices ont estimé qu’il n’avait pas cor­rec­te­ment fait son tra­vail, quand bien même son style, en soi, était impeccable.

Je dois pas­ser à la suite ? Très bien !

NK : Le visi­teurs de mon blog me sou­mettent régu­liè­re­ment la même idée : ils connaissent une langue étrangère, ils ont aimé tel livre publié dans cette langue, ils veulent le tra­duire « spon­tanément » pour le faire publier sur le mar­ché fran­co­phone. Est-ce un rai­son­ne­ment valide ? Que leur conseilles-tu  ?

CD : Malheureusement, si l’intention est esti­mable, il faut avoir conscience de deux choses : pre­miè­re­ment, avant de tra­duire un livre en vue d’une dis­tri­bu­tion, il faut en ache­ter les droits pour le mar­ché cible. C’est bien nor­mal, puisque un texte est la pro­priété intel­lec­tuelle de son auteur.e, et qu’on ne peut donc pas en dis­po­ser comme cela, quand bien même nos inten­tions sont louables.

Deuxièmement, la maî­trise d’une langue ne suf­fit pas à faire une bonne tra­duc­tion. Ma réponse à la ques­tion pré­cé­dente montre que c’est une tâche com­plexe qui demande une par­faite connais­sance des langues source et cible en tant qu’outils lin­guis­tiques. Bien com­prendre ne suf­fit pas, bien écrire ne suf­fit pas. Par contre, cela s’apprend, alors il ne faut pas hési­ter, si cela vous inté­resse, à suivre un cur­sus spé­cia­lisé. En outre, comme sug­géré au tout début de cet entre­tien, la pro­fes­sion a un avan­tage : vous n’êtes pas jugé sur vos diplômes, mais direc­te­ment sur votre com­pé­tence. On vous fait pas­ser un test : vous le réus­sis­sez, on vous confie du tra­vail (s’il y en a…). C’est sou­vent aussi simple que cela.

Dernière chose, si vous tenez à voir un texte tra­duit, vous pou­vez aussi contac­ter les édi­teurs pour leur pré­sen­ter l’ouvrage : pen­sez à bien cibler les édi­teurs de façon que la pro­po­si­tion cor­res­ponde à leur ligne édi­to­riale, et s’ils aiment le texte, ils récu­pé­re­ront les droits, puis le feront traduire.

(ques­tion 4,999) NK : Le monde s’ouvre, les cultures se rap­prochent  ; en même temps, dans cer­tains pays, un cer­tain pro­tec­tion­nisme lit­té­raire com­mence à s’exer­cer. À ton niveau, com­ment res­sens-tu l’avenir de ton métier  ?

CD : Je ne suis pas pour l’acharnement thé­ra­peu­tique des métiers. Conserver un savoir-faire, c’est impor­tant, mais quand un temps est révolu, il faut être cer­tain d’en avoir sau­ve­gardé toutes les richesses, puis aller de l’avant. Si un jour, mon métier doit dis­pa­raître parce que des machines, des extra­ter­restres ou des huîtres en plâtre obtiennent de meilleurs résul­tats que des tra­duc­teurs humains, pour­quoi m’en offus­que­rais-je, au-delà de mon envie de sau­ve­gar­der mon confort de vie ? Ce serait légi­time, car j’aimerais, si pos­sible, ne pas mou­rir de faim, mais…

Et puis, soyons hon­nêtes, même si la tra­duc­tion doit dis­pa­raître un jour – la SF est friande d’outils de tra­duc­tion ou d’interprétariat quasi auto­ma­tiques ! -, nous en sommes encore bien loin, car les langues, si natu­relles nous semblent-elles lorsque nous les par­lons, sont en réa­lité d’une infime com­plexité. En bref, je dors rela­ti­ve­ment tranquille.

NK : À coté de ton acti­vité de pas­seur de langue, tu animes un pod­cast aussi pim­pant que savou­reux. Peux-tu nous en dire plus  ?

CD : Non.

Bon, d’accord, mais c’est bien pour te faire plai­sir. J’anime effec­ti­ve­ment le pod­cast men­suel Life is a Pitch, un pod­cast-apéro des lit­té­ra­tures de l’imaginaire durant lequel, un.e invité.e auteur.e et moi-même impro­vi­sons pen­dant 45 mn la trame d’une his­toire à par­tir de contraintes tirées au hasard. Nous buvons des choses plus ou moins arti­sa­nales, plus ou moins fer­men­tées aussi, gri­gno­tons des choses déli­cieuses, puis pas­sons un bon moment à faire ce que nous aimons : inven­ter des his­toires et par­ler de nar­ra­to­lo­gie ! Nous enre­gis­tre­rons bien­tôt notre 4e épi­sode : après avoir reçu Christophe Rosati, Nadia Coste et Mathieu Rivero, j’aurais avec moi au micro l’incompressible Élodie Serano.

Si cela vous inté­resse, il y a une page Facebook, un Soundcloud, etc. !

NK : Cédric, sois remer­cié jusque par terre  !

CD : Toi de même, vieille canaille !

Image lien Life is a pitch
Life is a pitch, quand même…

6 commentaire

  1. Julien Caron a dit :

    Bonsoir, Vieille canaille,

    Merci pour cette inter­view d’un gar­çon aussi lucide que modeste.
    Il démontre que la tra­duc­tion est un métier à part entière, alors que l’on pour­rait son­ger à la pre­mière « fesse d’huitre » qui passe « sous une ombrelle trouée », capable d’en faire autant.
    J’ai décou­vert d’é­tranges ana­lo­gies avec le métier de conseiller lit­té­raire, isn’t it ?
    Et puis un homme qui cite sans hési­ta­tion le der­nier grand poète fran­co­phone, j’ai nommé Gilles Thibaut et l’im­mor­tel Claude François, cet homme-là ne peut pas être fon­ciè­re­ment mauvais.
    Un bon­soir transatlantique,

    Julien.

    1. Bonjour Julien. Oui, moi aussi, cer­taines réponses de Cédric m’ont fait vibrer, concer­nant l’hon­nê­teté, l’ef­fa­ce­ment au pro­fit du texte, l’ap­proche pro­fes­sion­nelle de l’activité…
      A bientôt !

  2. Merci à vous deux ! Article extrê­me­ment inté­res­sant, que je m’empresse d’en­voyer à ma soeur (actuel­le­ment en double licence anglais-russe, dans le but de deve­nir traductrice…).

    Vraiment, c’é­tait bien écrit et ins­truc­tif. Et drôle, aussi, ce qui rend la lec­ture d’au­tant plus agréable.

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