Ce que vous allez apprendre dans cet article :
- Définition d’une scène dans un roman
- Rôle dramaturgique de la scène
- Rôle de la scène dans votre organisation de travail
A moins d’être un croisement entre Shiva et le Dr Octopus, vous ne pourrez jamais écrire un roman d’une traite.
Il vous faut donc subdiviser votre travail de rédaction, fractionner votre projet en unités plus petites et plus abordables. En ce qui me concerne, je me sens bien dans la notion de « scène ». Mais qu’est-ce qu’un auteur de romans peut bien entendre par là ?
Essai de définition
On a presque tous le souvenir de la prof qui, au collège ou au lycée, nous gavait de Molière ou de Corneille avec une cuiller à long manche. Et même si elle était mignonne et virevoltante, ou voûtée avec un poireau, le fond restait le même : la scène est une unité de découpage du temps théâtral ; elle commence et finit quand la composition des acteurs change sur les planches (les scènes regroupées par grand mouvement logique forment ensuite des actes, et les actes composent la pièce).
D’une certaine manière, il est possible de reprendre la même définition dans le découpage d’un texte de « fiction silencieuse » tel qu’un roman ou une nouvelle… Mais le roman offre aussi deux types de changements qui sont inaccessibles au théâtre classique, cadré par la règle des 3 unités : le changement de lieu et le changement de temps. Rien ne vous empêche, dans un roman, de nous transporter à tout bout de champ de l’autre côté du monde, de revenir dans le passé (flashback) ou de sauter vers l’avenir (ellipse).
De ce fait, ma définition de la scène dans le roman est un poil plus large que dans le théâtre : une nouvelle scène change dès que change le groupe de protagonistes, le lieu ou la ligne temporelle. Comme au cinéma, finalement, comme dans ce medium où chaque lieu, chaque moment de tournage vaut un bras, et où il faut connaître au maximum, avant de démarrer, ce que coûtera, à fabriquer, chaque élément de l’histoire.
J’avais déjà exploité ma propre définition de la scène dans ce très vieil article (qui ne fait pas du tout son âge) :
Pour certains conseillers en écriture, il faut tout de même faire une distinction entre deux types de scènes : les « séquenciers » et les scènes proprement dites. Les séquenciers seraient des moments où le temps passe en accéléré, où l’on raconte une évolution lente (et celle des sentiments du héros). Ils servent alors à accélérer l’action pour éviter de raconter par le menu tout ce qui est censé se passer…
Unité de sens, unité de travail
Comme je le suggérais au début, la scène présente l’avantage de subdiviser de façon à la fois régulière et logique son travail. A condition de l’avoir bien préparée en amont (et de ne pas être du genre à vous perdre sur les réseaux sociaux au lieu d’écrire, ne riez pas, j’en connais un qui vous regarde de l’autre côté de votre écran…), à condition donc d’avoir bien calibré votre travail, la rédaction d’une scène équivaut à une séance d’écriture de 2–3 heures. Cette durée est bien souvent le temps quotidien maximum que l’on peut accorder, dans nos vies bien remplies, à l’écriture. Donc, dans l’idéal, 1 jour d’écrivain = 1 scène.
Allons plus loin : si l’on admet que la scène change dès qu’il y a un changement narratif (personnages, temps, lieu), cela vous conduit, lors de la construction du plan, à sans cesse questionner ces aspects : qui parle, qui agit ? Qui l’aide, qui s’y oppose ? Où agissent-ils ? Si le lieu a déjà été vu, a‑t-il changé ? Combien de temps depuis la scène précédente ? La météo a‑t-elle changé ? etc. Fonctionner par scène vous oblige à prendre quelques bons réflexes logiques et à rendre votre action plus lisible.
Cela vous pousse aussi à « enlever du gras » à votre histoire ; deux scènes éloignées peuvent être fusionnées, un changement de décor n’est peut-être pas nécessaire, tel personnage pourrait être présent et apprendre telle information…
Dans les manuscrits que vous me montrez, je constate souvent (chez les plus débutants) un problème de jeunesse : l’envie d’aller trop vite ; l’envie de tout dire tout de suite. La narration s’emballe, on ne sait plus qui est où et pourquoi. Le découpage par scènes, là aussi, est bénéfique : il vous oblige à « sauvegarder » vos idées en les plaçant toutes dans une chronologie, et surtout, il vous oblige à doser vos effets et vos infos. Il vous oblige à ne pas vous presser ; rien de plus déplaisant que de devoir reprendre, en réécriture, tout son manuscrit pour ralentir le rythme global…
De la même façon, la conception du récit par scènes vous évitera, au moment de la rédaction, de vous décourager en vous disant « à quoi bon écrire ça ? » ou « Mais j’en ai déjà parlé »…
Enfin, dernier avantage : pour décrire chaque scène, il vous suffit de quelques mots. Si vous titrez vos scènes (pour votre manuscrit de travail), que vous appliquez des « styles dynamiques » à ces titres et que vous affichez l’onglet de navigation, vous avez en permanence sous les yeux, dans votre traitement de texte, votre petit sommaire dynamique. Plus besoin de garder le plan ouvert et d’éplucher quinze documents : tout est là, le « fait », le « à faire », immédiatement accessible.
Au moment de rédiger un synopsis, vous n’aurez qu’à reprendre ces titres de scène en les rédigeant un peu mieux ; pas besoin de vous replonger dans le texte et d’en extraire douloureusement la quintessence…
Grâce au glisser-déposer, vous pourrez même réorganiser votre manuscrit, dans le volet de navigation, en quelques simples clics !
Un cadre pour faire progresser l’histoire
Ne vous y trompez pas, la division par scène ne doit pas n’être qu’une opération formelle. Si on saucissonne ainsi, à l’avance, son récit, ce n’est pas pour le plaisir d’avoir des tranches bien égales ; c’est pour trouver une saveur bien à elle à chaque bouchée.
Même au stade très aride du plan, vous ne devez pas voir votre histoire comme une suite de circonstances objectives, mais comme une suite de découvertes, de décisions et d’actions. Une scène contient obligatoirement une, mais une seule progression de l’histoire.
Même si l’unité de sens « scène » est un changement matériel (Machin s’en va, on retourne 10 ans en arrière…), ce qui donne une raison d’être à la scène est ce qui s’y passe pour vos personnages : révélation, dilemme, nouveau venu, décision, action…
L’avantage de raisonner par scène est de vous pousser à questionner sans cesse ce qui arrive à vos personnages ; c’est en cela que les scènes forment une unité de sens. Les circonstances (à la montagne, il y a trois ans, entre John et Sandy) servent à délimiter ce qui s’y passe (Sandy rompt avec John). Si vous voulez raconter comment Sandy surprend John en train de la tromper, vous savez déjà qu’il vous faudra une autre scène ; et une autre séance d’écriture ; et une autre journée, donc ; et que le moment du flagrant délit arrivera, ainsi que le moment de rupture ; pas besoin de brûler les étapes : Tout est sous contrôle… !
Bon, et maintenant à nous deux, mon affûté internaute : pour toi, découper son travail par scènes, glop ou pas glop ?
Bonjour, Aiguisé Correcteur
Bien entendu, le découpage en scènes est indispensable (à mon sens). Si l’on est cinéphile, il est d’un grand profit à « étudier » l’écriture et le mise en scène de grands directeurs : Sautet, Tavernier, Herzog, Wong Kar Wai, Ford… Il y a beaucoup à apprendre du mode narratif des Maîtres. La littérature offre également une infinité d’exemples dont on pourra utilement s’inspirer.
Aiguisé Correcteur, ton article est juste, concis et incontournable (toujours à mon sens).
Eh bien merci Julien ! toujours ravi d’apporter de bonnes synthèses (même si, me semble-t-il, mes articles s’allongent au fil des années…)
Voilà une analyse vraiment magistrale…
Et bravo pour la nouvelle œuvre que je vais me procurer sans tarder…
Merci pour le compliment ; j’essaie d’être à la hauteur de mes maîtres !
Sur le fond : c’est un découpage académique, mais sur la forme : les scènes ne sont pas forcément perçues comme les changements de plans dans un film. Au risque de trop hachurer le texte en fractionnant l’histoire, les chapitres ou parties remplissent déjà ce rôde, en évitant justement une version théâtrale.
Certes ; mais discuter sur les termes ne satisfera personne, ici. Chaque époque avait ses choix lexicaux, et aujourd’hui, chaque auteur met ce qu’il veut dans les termes « chapitre », « partie », « livre » ou « scène ». Mais merci, cela m’a incité à le préciser ; j’aurais dû le faire dans l’article.