Ce que vous allez apprendre dans cet article :

  • Pourquoi uti­li­ser un car­net d’écrivain
  • Ce que l’on peut y trouver
  • Ce que l’on n’y trou­vera pas

Souvent, les grands auteurs laissent der­rière eux des docu­ments de tra­vail, un car­net d’é­cri­vain ou même des livres entiers sur leur pra­tique. Ces docu­ments nous en apprennent beau­coup sur l’écriture, sur l’acte d’écrire. Leurs ensei­gne­ments demeurent après eux, acces­sibles à tous les aspi­rants écrivains.

Cette série d’articles ten­tera de répondre à la ques­tion du « Comment écrire ? » à tra­vers des témoi­gnages et des textes secrets d’écrivains.
Aujourd’hui, il sera ques­tion d’Howard Phillips Lovecraft, et de son foi­son­nant car­net d’é­cri­vain : Le Livre de Raison.[1]

Même si, dans ses car­nets, le maître de Providence se montre plu­tôt brouillon, les prin­cipes qu’il se donne sont simples et forts. Ils révèlent un auteur sou­cieux de son his­toire, et de son impact sur le lecteur.

Le réflexe « carnet d’écrivain »

Lovecraft et son carnet d'écrivain
Le petit Howard à 9 ans.
Un per­son­nage, déjà, à la frange du fantastique…

Né en 1890, Howard Philips Lovecraft com­mence réel­le­ment sa car­rière de “fan­tas­ti­queur” en 1917. À côté de sa pro­duc­tion assez conti­nue, abon­dante, et qui s’améliore régu­liè­re­ment, il accorde beau­coup d’importance à ses cale­pins. Ceux-ci sont cen­sés recueillir, d’un côté, ses idées théo­riques et, de l’autre ses trou­vailles (bouts de scé­na­rios, idées de per­son­nages, scènes-clés…) pour les réa­li­ser ou les repla­cer un jour ou l’autre.

Certaines de ces idées don­ne­ront, en effet, nais­sance à de grands textes. Il y a d’ailleurs beau­coup d’émotion, pour qui est ama­teur de Lovecraft, à décou­vrir, au détour d’une page de car­net, le pre­mier jet, l’idée brute d’une his­toire. Dire que ce même lec­teur consi­dé­rait depuis tou­jours les short sto­ries du “maître” comme de grandes visions, venues à lui toutes écrites, dans un sombre moment d’illumination…

Voici quelques exemples de ces amorces d’histoire. Peut-être cer­taines vous laissent-elles une sen­sa­tion de déjà-lu ?

Récit d’épouvante – la main sculp­tée – ou toute autre main arti­fi­cielle – qui étrangle son créateur.

Événements dans un inter­valle entre un bruit annon­cia­teur et la son­ne­rie d’une hor­loge – fin – « c’était l’horloge qui annon­çait trois heures ».

Bois de cala­mandre. Bois d’ébénisterie de grande valeur, de Ceylan et d’Inde du Sud, res­sem­blant au bois de rose.

Ton d’extrême fan­tai­sie. Homme trans­formé en île ou en montagne.

Un chien vampire.

Et une de mes préférées :

Un vieux pont de pierre (romain ? pré­his­to­rique ?) balayé par un orage (sou­dain et curieux ?) Quelque chose, enfermé dans la maçon­ne­rie depuis des mil­liers d’années, est libéré. Des choses arrivent.

Par ordre de fouillis

On obser­vera, bien sûr l’extrême variété des idées de l’écrivain.
Elles lui viennent de façon décou­sue, variable en pré­ci­sion, en registre ou en fré­quence. Et voici déjà une chose inté­res­sante pour nous : Lovecraft note tout ce qui lui vient à l’esprit, sans dis­tinc­tion, sans exi­gence. Son esprit lui offre des idées, il les prend toutes, naï­ve­ment, avidement.

Il y avait mal­gré tout une inten­tion orga­ni­sa­trice dans les car­nets de Lovecraft. Lorsqu’il débuta cette entre­prise de col­lecte, il déter­mina aus­si­tôt, dans le fil même de sa nota­tion, un cha­pi­trage, un sommaire.

Le « I » de la « pre­mière par­tie », ce devaient être ainsi des « sug­ges­tions pour la rédac­tion du récit ». Mais déjà, ses belles inten­tions tombent sur un pro­blème : n’importe quelle note pour­rait aller dans ce cha­pitre I. Il pré­cise donc, en plus petit « dont l’idée et l’intrigue sont déjà par­tiel­le­ment déter­mi­nées ». Ce qui, on en convien­dra, ne change pas grand’chose au pro­blème.
Cette pre­mière par­tie se décom­pose donc ainsi :

I/ Suggestions pour la rédac­tion du récit (dont l’idée et l’intrigue sont déjà par­tiel­le­ment déterminées)

II/ Éléments et types du récit d’épouvante

III/ Liste de cer­tains élé­ments hor­ri­fiants fon­da­men­taux uti­le­ment mis en œuvre par le récit d’épouvante

IV/ Quelques idées de base per­met­tant de moti­ver de pos­sibles récits d’épouvante

La carac­té­ris­tique évi­dente de ce plan… c’est qu’il n’en est pas un ! Il y a peut-être des dif­fé­rences de détail, mais les notes ran­gées dans les cha­pitres II, III et IV sont de même nature.

Après quoi, notre auteur va lais­ser tom­ber tout le sys­tème. Il annon­cera encore, dans la suite de son car­net, une « DEUXIÈME PARTIE » pleine de majus­cules… Et puis fini ! En avant l’aventure ! Plus de cha­pitres, plus de rubriques, plus de nuances ; plus de saucissonnages !

Dans son Livre de Raison, le maître espé­rait, sans doute, sérier les “types d’histoires”, les “exemples”, les “moti­va­tions”, les “effets”, bref, construire un guide pra­tique, à son propre usage, du récit d’épouvante. Mais HP Lovecraft est un créa­teur, pas un théo­ri­cien ; ses idées débordent de la mar­mite.
Telle est peut-être la loi des car­nets d’écrivains : même si leur cha­pi­trage est par­fait, ils se changent bien vite en un véri­table sac à malices. Ce phé­no­mène m’a tou­jours inté­ressé, et même atten­dri, chez l’écrivain de Providence.

Un idéal de pragmatisme

Malgré ce désordre appa­rent, une image de Lovecraft se des­sine, petit à petit, dans Le Livre de Raison ; celle d’un réa­liste, pour qui l’écriture est faite de tech­niques. Même l’inspiration, les sen­ti­ments, se sou­mettent à l’objectif de réus­sir son his­toire. Du plan d’ensemble au petit détail, tout est fait pour que le récit fonc­tionne au maximum.

  • Ses ses­sions d’écriture suivent un dérou­le­ment orga­nisé, où chaque étape pré­pare la suivante :
  1. pre­mier synop­sis, dans l’ordre des événements
  2. second synop­sis, dans l’ordre de la narration
  3. rédac­tion, « [rapide], avec aisance et sans faire preuve faire preuve de trop d’esprit cri­tique, en sui­vant le synop­sis 2. »
  4. relec­ture-réécri­ture
  5. copie au propre
  • L’idée elle-même n’est pas un prin­cipe intou­chable, pourvu que l’histoire soit réus­sie : « ne soyez jamais esclave de l’idée ori­gi­nale, même si en défi­ni­tive cela mène à une his­toire tout à fait dif­fé­rente de celle pré­vue au départ. »
  • Il ramène la rédac­tion dans son ensemble à un défi logique : « Rédiger à par­tir d’un état d’âme fort ou sug­ges­tif. Avec une telle méthode, l’introduction ainsi rédi­gée peut être consi­dé­rée comme un pro­blème qu’il fau­dra résoudre et motiver. »
  • L’image de début, l’image de fin, elles non plus, ne demeurent pas figées : « Essayez des intro­duc­tions et des conclu­sions dif­fé­rentes jusqu’à ce que vous ayez trouvé les meilleures. »
  • Les expli­ca­tions, par­fois néces­saires, sont à éva­cuer avec élé­gance : « Dans un récit qui met en œuvre des prin­cipes phi­lo­so­phiques ou scien­ti­fiques com­plexes, essayez de sug­gé­rer toutes les expli­ca­tions au début, quand vous avan­cez votre thèse […] afin de ne pas sur­char­ger les pas­sages nar­ra­tifs et paroxystiques… »
  • Le titre d’un texte, là encore, reste rela­ti­ve­ment acces­soire : « De temps à autre, c’est une bonne idée que de trou­ver d’abord un ou deux titres frap­pants – de ceux qui ont un pou­voir d’évocation très fort – et de rédi­ger l’histoire à par­tir de là. Le récit une fois achevé, il est tou­jours pos­sible de lui don­ner un autre titre. »
  • Enfin, Lovecraft relève l’importance d’un élé­ment en géné­ral assez négligé : les tran­si­tions. Celles-ci jouent un rôle capi­tal dans le souffle, dans le rythme de l’intrigue : il se rap­pelle de veiller « à l’élégance et au carac­tère domi­nant des tran­si­tions (de scène à scène, d’une action lente et détaillée à une action rapide et pré­ci­pi­tée décrite de façon suc­cincte et vice-versa etc.) »

Au tra­vers du Livre de Raison, se dévoile un écri­vain obsédé par l’efficacité, les effets ; bref, par l’histoire. Sans cesse en mou­ve­ment, tou­jours prêt à tout remettre à plat, il n’a aucune com­plai­sance vis-à-vis de sa propre ima­gi­na­tion.

Howard Phillips Lovecraft ne se met­tait pas à genoux devant l’inspiration. Il écou­tait la Muse, il pre­nait des notes puis, quand il avait entendu tout ce qu’elle avait à lui dire… il lui tor­dait le cou.


Et toi, oublieux inter­naute… Mémoire d’é­lé­phant ou car­net d’écrivain ?

Et si tu veux par­ler à plein de gen­tils love­craf­teux, c’est ici


[1] Le Livre de Raison, Œuvres com­plètes t. 1, HP Lovecraft, Bouquins (p. 1051 à 1073).

3 commentaire

  1. Sylvig a dit :

    Le car­net… 2.0 : une petite appli­ca­tion « bloc note » sur mon mobile que j’annote quand l’idée vient, et le tour est joué !
    Toujours à dis­po­si­tion, la tech­no­lo­gie mobile pré­sente l’avantage du tac­tile et peut donc être uti­li­sée n’importe où. Ultime point fort : trop petite pour four­nir des appli­ca­tions réel­le­ment com­plexes, elle ne per­met pas de trop pou­voir clas­si­fier. Aussi, syn­thèses et purges régu­lières s’avèrent indis­pen­sables et m’assurent de ne pas oublier des idées dans le gre­nier trop car­tonné de ma pensée.

    1. Merci pour ce retour d’ex­pé­rience. Pour ma part, je n’ai jamais trop tou­ché aux bloc-notes et aux softs plus pous­sés du genre « One note ». Maintenant que j’ai enfin un télé­phone du XXIe siècle, je vais peut-être ten­ter le coup…

Laisser un commentaire